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Rudolf Steiner et le renouveau de la parole
Voici, traduites trente ans après leur parution, les considérations que le grand pédagogue, linguiste et membre du Comité directeur au Goetheanum avait publiées. Elles furent intégrées à son livre Vom Sprachverlust zur neuen Bilderwelt des Wortes – Verlag am Goetheanum 1995 – (épuisé, réédition en cours). «De la perte du langage à un nouveau monde imagé de la parole». Ces propos mettent en parallèle un travail de la pensée (tel qu’il apparaît dans «La philosophie de la liberté) avec celui d’une élaboration de la parole et pour finir celui de l’eurythmie.
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Rudolf Steiner et le renouveau de la parole
Heinz Zimmermann («Das Goetheanum», 26 mars 1995)
Quand nous rencontrons un mot particulier dans un ouvrage scientifique, nous nous attendons normalement à ce que dix pages plus loin, dans le même ouvrage, le mot soit utilisé avec le même sens.
Ce n’est pas le cas chez Rudolf Steiner: il a développé intentionnellement – il s’exprime souvent à ce sujet – un style où la correspondance entre mot et concept se dissocie consciemment. Ainsi, il décrit le même concept avec des mots différents et avec le même mot des concepts différents, si bien qu’on n’arrive à une compréhension que si l’on suit soi-même le cheminement des pensées. Le langage devient ainsi quelque chose qui caractérise et non quelque chose qui définit. Ce style, que Rudolf Steiner pratiquait surtout dans ses œuvres écrites, on peut le trouver rebutant pour la compréhension, parce qu’on ne peut s’accrocher à aucune définition. On ne peut s’en sortir que si l’on entre dans le mouvement des pensées, et c’est justement ce qui est visé par ce style.
Dans le quatrième chapitre de la «Philosophie de la liberté» de Rudolf Steiner, on trouve: «Ce qu’est un concept ne peut être dit par des mots.»1 Il désigne ainsi le problème, puisque nous sommes pourtant bien obligés d’utiliser des mots pour nous comprendre. Cela n’aboutit que si les mots remplissent leur tâche de conduire le lecteur dans le cheminement de pensée recherché, et ainsi, la phrase citée se complète par: «Les mots ne peuvent qu’indiquer à l’homme qu’il a des concepts.»
Ce qui est à décrire avec les mots se rapporte à un monde qui est fondamentalement muet (sans mot, wort-los). Celui qui veut néanmoins communiquer quelque chose de ce monde se trouve alors devant le problème de traduire ce qui vient de cet autre monde sans mots dans notre monde de paroles, afin que le lecteur, par le biais du langage, parvienne à l’adéquate compréhension.
C’est là la tâche, ou alors la tentation du silence, devant laquelle se trouvent tous ceux qui ont plus à dire que ce que les mots (à disposition) nous offrent. Et chaque mystique doit s’en préoccuper, car ce dilemme peut aussi avoir comme effet une création linguistique. De nombreux vocables, de nombreuses expressions que nous employons naturellement aujourd’hui, ont leur origine dans la mystique des 13 et 14èmes siècles, par exemple inexprimable, comprendre, propriété, compréhension, impression, influence, hasard, éclairer, reconnaître, détendu, contemplation – ces mots (en tout cas dans la langue allemande, ndt) sont aujourd’hui tout à fait courants. Ils furent établis chez les mystiques pour orienter et stimuler l’auditeur ou le lecteur vers le non-dicible: Observe cela en toi, et tu le trouveras aussi. Nous pouvons aussi le caractériser comme un langage qui désigne, une langue qui oriente vers une compréhension autonome.
Le premier niveau d’un nouveau style linguistique employé par Rudolf Steiner, nous pouvons le considérer dans le domaine de la phrase et de la forme temporelle. Par forme temporelle, nous entendons qu’il faille être particulièrement attentif à la façon dont la pensée se développe. Comme exemple, nous prendrons le premier chapitre de la «Philosophie de la Liberté»2, dont l’argument essentiel apparaît après quatre paragraphes, au point qu’on peut se demander: à quoi bon le reste du chapitre, les autres quinze paragraphes?
Mais si nous voulons bien suivre la méthode employée, nous découvrons comment les pensées sont développées, de telle sorte qu’elles s’éclairent les unes les autres par de légères modifications, comment une pensée est mise par celle qui la suit dans une autre lumière. C’est le principe de la caractérisation procédant d’ un développement de pensée progressif, lequel correspond à un élément musical, où là-aussi un motif se développe à partir d’un autre. Et c’est seulement si nous suivons ce penser musical que nous comprenons ce qui était avancé. Si nous voulons comprendre Rudolf Steiner, nous devons donc être bien plus attentifs à la composition, à la position pleine de sens des propositions entre elles, plutôt que de nous accrocher à chacune d’elles en particulier.
Venons-en à un second niveau du renouveau linguistique dû à Rudolf Steiner, celui du mot. Si nous faisons abstraction de mots franchement nouveaux, comme par exemple le verbe kraften («forcir»), sa création linguistique est avant tout visible dans les noms composés, doubles ou triples comme Wesensglanz («éclat d’être»), Geistes-Meeres-Wesen («l’essence de l’océan spirituel»), Begierdenglut («ardeur des désirs»), Herzenshelligkeit («clarté du cœur»). Les possibilités de former de telles liaisons sont dans la langue allemande presque illimitées.
La caractéristique de ces mots composés est qu’ils défient toute définition conceptuelle. Si l’on entend Glanz (brillance), on peut se représenter quelque chose de bien défini. Wesen (essence, être) est sans doute abstrait, mais nous pouvons toutefois penser à une hiérarchie de concepts au sommet de laquelle se trouve le mot Wesen. Nous pouvons quand même nous représenter quelque chose avec ce mot. Mais qu’en est-il quand les deux mots s’amalgament en Wesensglanz ?
Par cet assemblage surgit une sorte de perte de contours, et ainsi nous en venons à l’effet voulu, qui doit être atteint avec ces assemblages. L’aspect spatial de notre conscience liée aux objets recherche les contours tranchés, que nous transmettent les simples substantifs. Donner du mouvement à l’immobile, ou, dit grammaticalement, rendre verbal le substantif de la définition, ou encore: l’élément verbal produit par les liaisons de mots dans le domaine des substantifs, conduit à la dissolution des contours, ce qui s’approche du même coup du principe d’interpénétration spirituelle. Bien sûr, pour le lecteur ou l’auditeur, de tels vocables paraîtront d’abord diffus. C’est seulement quand il se décide à suivre le mouvement intérieur de ces mots et leur mise en relation, que lui apparait, au lieu du sentiment de vague, de diffus, une mouvance vivante dans les mots.
Un troisième niveau consiste en ce que Rudolf Steiner recherche un renouveau jusqu’au son, jusqu’à la syllabe, afin que la langue acquière par le son, par le rythme des valeurs d’expression comme on peut les trouver dans le lyrisme. Nous trouvons cette façon de former la langue dans sa création mantrique, dans les formes de méditation, où les contenus s’expriment au travers de la langue elle-même, par les sons et le rythme.
Ces trois niveaux de transformation pour restituer un vécu spirituel dans une forme de langage adéquate, Rudolf Steiner ne les obtient pas «comme ça», mais il doit sans cesse les conquérir de haute lutte.
Dans son écrit «Langue et esprit de la langue», il décrit ce combat comme une lutte avec l’Esprit de la langue: «Celui qui regarde vers cette orientation (comme décrit plus haut, H.Z.), s’éloigne dans sa contemplation de ce qui peut s’exprimer par le langage. Sa contemplation ne trouve pas aussitôt d’accès jusqu’à ses lèvres. S’il saisit un mot, il a aussitôt l’impression que le contenu de sa vision devient quelque chose d’autre. Mais s’il veut pourtant communiquer quelque chose de ses visions, alors commence son combat avec la langue. Il cherche à utiliser tous les moyens disponibles à l’intérieur du langage pour former une image de ce qu’il voit. Des accents sonores jusqu’aux tournures de phrase, il cherche partout dans le domaine de la langue. Il mène un dur combat intérieur. Il ne peut que se dire: la langue a quelque chose de têtu, de capricieux. Elle exprime déjà pour elle tout le possible; il te faut seulement t’adonner à son quant-à-soi pour qu’elle accueille ce que tu vois. Si l’on veut couler dans la parole ce que l’on a perçu spirituellement, on ne se heurte pas à un élément comme une cire malléable que l’on peut à son gré modeler, mais on se heurte à un «esprit vivant», à l’ «Esprit de la langue».
Lorsque l’on lutte honnêtement de cette façon, le combat peut aboutir aux meilleurs, aux plus beaux résultats. Il vient un moment où l’on ressent: L’esprit de la langue accepte la vision. Les mots, les tournures que l’on trouve accueillent quelque chose de spirituel; ils cessent de vouloir dire ce qu’ils veulent dire ordinairement, ils se glissent dans la vision. – Alors c’est comme si un dialogue vivant avait lieu avec l’Esprit de la langue. La langue semble prendre un caractère personnel; on échange avec elle comme on le ferait avec un autre homme.»3
Vivifier le penser
Ce que Rudolf Steiner a développé à ce sujet, c’est aussi les éléments constitutifs d’une discipline spirituelle. Nous allons d’abord avec l’image de l’eau en mouvement nous faire une idée de cette vivification du penser. Regardons les mouvements de l’eau d’un fleuve, à des endroits particuliers on peut voir des formes, qui toujours surgissent et se dissolvent, grandissent ou rapetissent, se mouvant continuellement. Mais dans ce changement des mouvements, nous retrouvons toujours les mêmes formes. Parfois, on voit comment de petites formes isolées sont prises dans un plus grand mouvement puis se rassemblent en un grand tout.
Le concept établi correspondrait à la glace, alors que la formation de concepts aurait deux variantes: soit celle de la formation de glace, c’est-à-dire d’en venir au concept établi, ou alors à ces formations vivantes de l’eau courante, toujours en mouvement.
Mais quelle sorte de penser serait-ce? Jamais un penser aux concepts établis, mais une activité pensante où un penser surgit de l’autre. Nous pouvons le montrer dans l’exemple d’une suite de mots.
Commençons par le mot couler (fliessen). Maintenant allons de couler à coulant (fliessen, fliessend), et de coulant à liquide (fliessend, flüssig), et de coulant à fleuve (flüssig, Fluss):
Fliessen – fliessend – flüssig – Fluss.
Dans fliessen, on sent l’activité, le mouvement; fliessend est déjà un peu moins animé, dans flüssig règne un état, une propriété est décrite; le Fluss (fleuve), on peut le voir, il est devenu concept. Nous avons parcouru le chemin du verbe au substantif. Ce qui correspond tout à fait à la formation de la glace, où nous passons du mouvement à la forme solide.
Mais nous pourrions suivre cela selon deux modes de penser différents. Nous pouvons dire: L’un n’est pas l’autre, il y a soit fliessen – soit Fluss; soit le verbe – soit le substantif; soit l’activité, le mouvement – soit la forme. Cependant, nous pouvons essayer de passer de l’un à l’autre: fliessen, fliessend, flüssig, Fluss. Alors l’un passe à l’autre, devient l’autre. D’une totalité, nous allons à l’autre, à partir de l’un, l’autre se fait.
De la sorte, nous recherchons la possibilité, à partir d’une forme figée d’aller au mouvement, soit de percevoir dans le devenu le devenant, dans le concept (Begriff) le saisir (begreiffen) Ce qui correspond à rendre verbal le substantif, à mettre en mouvement la forme conceptuelle.
Cela correspond au premier pas du chemin de connaissance de Rudolf Steiner, c’est-à-dire en venir à un penser qui passe du produit au produisant, du devenu au devenant, qui s’exerce à extraire l’un à partir de l’autre: non pas pratiquer l’exclusion, mais l’inclusion. Mais c’est en même temps un penser qu’on ne peut obtenir que si l’on se détache de l’unité mot-concept.
À présent, venons-en au deuxième pas de ce chemin de connaissance. Nous pensons généralement que soit nous parlons à voix haute, soit nous pensons en silence. Nous avons montré (début du fascicule «De la perte du langage à un nouveau monde imagé de la parole, note du trad.) que le penser à l’âge de la puberté s’émancipe du parler. L’on devient alors mûr pour le penser logique, mais pas complètement! Le penser ne s’émancipe pas complètement de la parole. Quand nous conduisons en nous un fil de pensées, nous pouvons découvrir, même si nous ne formulons rien, de fins mouvements du larynx. Une fine observation personnelle le montre.
Donc, même dans le penser normal et silencieux, les organes impliqués dans l’acte de parler sont un peu activés. La tâche de développement du penser pur, comme première étape de la discipline anthroposophique consiste justement à se détacher de l’organe de la parole, c’est-à-dire à développer un penser complètement indépendant du langage, à distendre l’identité concept-mot, mais aussi à séparer le penser produit avec le cerveau du parler produit avec le larynx. Lorsque ces liaisons involontaires se libèrent successivement, alors est atteint ce penser décorporé comme le nomme Rudolf Steiner. Comme première étape du développement anthroposophique, il faut arriver à un véritable penser décorporé, indépendant de la parole, indépendant des organes, ce qui équivaut à ce que nous avons précédemment nommé le penser vivant, le penser en mouvement… C’est la première étape d’une connaissance suprasensible.
Le lien avec la force du langage
Partant de là, nous pouvons nous approcher de l’élément à partir duquel Rudolf Steiner a bâti ce nouveau langage ainsi que ce nouvel art du mouvement, l’eurythmie. Il s’agit là d’un processus du langage analogue à ce qui a été décrit au sujet du penser. Représentons-nous encore un être humain qui a l’intention d’exprimer quelque chose. Imaginons maintenant que nous aurions la capacité de bloquer la parole à l’endroit exact où l’intention de parler se communique aux outils corporels du langage. C’est bien sûr tout d’abord une pure théorie, car nous ne le pouvons pratiquement pas, mais il nous faut nous fonder sur cette possibilité théorique de notre recherche, et nous en faire au moins une représentation précise. Si nous pouvions bloquer la parole à l’intant même, alors toute la sagesse s’activant dans les organes de la parole et dans les formes du langage selon ses lois, serait à notre disposition; nous n’aurions qu’à en prendre conscience. C’est ainsi que Rudolf Steiner décrit le degré de connaissance supérieur qu’est l’inspiration. La source des formes de l’eurythmie et du renouvellement de la parole est pour Rudolf Steiner le flux du langage qui n’a pas encore tout à fait saisi l’organisme et c’est ce qu’il éleva au visible et à l’audible4.
Si pour nous cette démarche reste encore théorique et abstraite, il existe cependant un exercice tout à fait concret et qui permet de se représenter l’approche de l’inspiration. Représentons-nous: Quelqu’un parle – quelqu’un se tait. Il existe aussi des cas intermédiaires, mais nous nous représentons les deux possibilités dans leur côté catégorique. Puis considérons la situation suivante: On parle, puis on parle toujours moins, puis on se tait, mais en parlant intérieurement tout de même encore beaucoup. À ce point, ce silence peut aussi devenir intérieur, et nous pouvons nous représenter que sur le chemin du silence, nous arrivons au point zéro: le silence absolu. Mais ce point zéro, nous pouvons encore l’examiner, le différencier. Cette zone de silence devient alors active, c’est-à-dire qu’apparait d’un autre côté une force née du silence. Et cette force, on peut l’exercer quand on renonce consciemment à la parole.
Cette capacité de l’écoute intensifiée au point qu’il devient possible de saisir le courant du langage avant qu’il ne s’individualise dans les organes de la parole, elle mène au domaine du verbe cosmique, à une langue qui n’a pas encore été saisie par une organisation corporelle ou par un groupe. C’est de cet espace verbal qui est sans mot sensible ou physique, c’est de ce domaine – comme le montre Rudolf Steiner – qu’est née l’eurythmie5.
Comme le penser pur émancipé du cerveau, elle a le pouvoir d’amener le son, les mots, les mouvements de phrase dans une mouvance continue par construction comme par dissolution, les libérant ainsi de la pesanteur et de la gravitation, du domaine agissant justement, lors de la puberté comme un bloqueur du langage et de la mobilité.
Art de la parole et eurythmie
C’est dans ce contexte, qu’il convient de bien voir les tentatives de Rudolf Steiner pour un renouveau culturel de l’expression orale. Il s’agit de chercher une nouvelle musicalité à partir de l’esprit des éléments perceptibles du langage. C’est de cette investigation que naquit en collaboration avec Marie Steiner «l’ Art de la Parole». De manière bien particulière, ce cheminement artistique commence en développant d’abord le son, l’articulation, le flux oral, la conduite discursive de telle façon que la parole se distance du larynx, se libère des organes physiques et qu’elle soit perçue dans l’air environnant.
Voilà qui est d’abord difficile à comprendre, puisqu’il faut bien utiliser nos outils vocaux pour que la parole apparaisse. Mais la question est: où démarre l’impulsion de la parole, comment la parole se modifie par l’écoute. Quand par exemple nous parlons de façon gutturale, d’une voix grasse, chacun peut remarquer que le départ, l’origine du son est dans le larynx, qu’il vient de l’organe. Cependant nous pouvons mettre en jeu le souffle de façon à parler davantage dans l’air extérieur. Bien sûr, il nous faut les organes du langage, mais la parole commence pourtant à développer sa propre vie dans l’air. C’est l’élément de l’apprentissage, il exige du temps et beaucoup d’exercice, jusqu’à ce que le son s’émancipe de l’organe avec une certaine perfection. Alors, on peut le remarquer, la parole remplit l’espace sans déploiement d’effort.
Steiner a conçu volontairement les exercices adéquats de façon qu’ils n’aient pas de sens, c’est-à -dire, que la suite des sons soit ce qui importe. Il s’agit d’apprendre à manier un langage devenu indépendant de tout contenu mental. Ainsi «Nimm nicht Nonnen in nimmermüde Mühlen», ou «Dass er dir log, uns darf es nicht loben»6 en en sont des exemples. (Un peu l’équivalent de gros gras grain d’orge en français). Il ne s’agit pas de réfléchir à ce qui est dit là, mais c’est une mise en mouvement des sons, une mise à l’unisson avec le flux de la parole comme première condition élémentaire pour pouvoir accéder à une nouvelle façon de donner forme à la parole. Naturellement ces indications n’en sont aujourd’hui encore qu’au commencement. Mais si nous les englobons dans une totalité, elles ouvrent alors de véritables possibilités pour un renouveau du langage, pour une nouvelle expérience musicale du langage à partir de l’espace d’écoute développé activement.
Et dans l’eurythmie nous pouvons rencontrer un art qui tend idéalement à émanciper de l’organisme physique non seulement la parole, mais aussi le mouvement. Ce qui d’ordinaire est mouvement musculaire pour une chose doit être développé au point que le corporel, le spatial se mette en arrière-plan en faveur du pur mouvement. De même qu’on peut parler d’un penser pur, on peut parler en eurythmie d’un mouvement pur. C’est ce que Rudolf Steiner a exprimé dans cette phrase: «Ce qui en lui (l’homme) est spatial n’appartient pas à l’eurythmie, mais ce qui dans l’espace peut apparaître comme mouvement, appartient … à l’eurythmie»7.
Quand on regarde l’homme marchant ou se mouvant normalement, on voit toujours son but, son intention, ce qui agit sur les muscles pour un but défini. C’est justement ce qui est consciemment dépassé dans l’eurythmie, car le mouvementeurythmique part d’une tout autre intention que celle d’une réalisation physique. Ici, le mouvement doit rendre visibles les gestes du langage, ceux qui agissent invisibles avant de mouvoir les outils du langage. Ou bien, comme Rudolf Steiner l’a formulé: «L’être humain qui écoute et s’est mis en mouvement, et qui, dans son écoute reflète pour ainsi dire partout l’image de ce qui est formulé par la parole, voilà l’eurythmiste.»8
L’eurythmie est donc la mise en âme du mouvement, qui se détache de son point de départ physique. Le corps physique dans cet art n’agit que comme médium pour faire apparaître le mouvement non physique.
L’art de la parole, comme l’eurythmie, tous deux visent la délivrance du mutisme, et chez les deux, les éléments sensibles de la parole – le son, le timbre, la mélodie et le rythme – sont au départ d’un renouveau, d’une vivification. Ce qui dans la discipline spirituelle conduit à des connaissances supérieures, peut être transposé dans le domaine artistique comme un pont entre le sensible et le suprasensible.
1 Rudolf Steiner, La Philosophie de la liberté, GA 4, chap. 4
2 Item, chap. 1
3 Rudolf Steiner, La pensée du Goethéanum au milieu de la crise culturelle du présent, GA 36, article du 23 juillet 1922, «Langue et esprit de la langue».
4 Rudolf Steiner, Was wollte das Goetheanum und was soll die Anthroposophie?, GA 84 conf. Du 20 avril 1923.
5 Item
6 Voir Rudolf Steiner/Marie Steiner-von Sivers, Méthode et essence de l’art de la parole, GA 280
7 Rudolf Steiner, Eurythmie – Chant visible, GA 278 Conf. Du 21 février 1924
8 Rudolf Steiner, Eurythmie. Die Offenbarung der sprechenden Seele, GA 277 Allocution du 17 août 1919.